CHAPITRE III
RÉSUMÉ : Sacré Empereur, Napoléon fait une promotion de maréchaux, de ducs et de princes. Parmi lesquels Murat, grand duc de Berg, bientôt roi de Naples, Berthier, prince de Neuchâtel, bientôt prince de Wagram, Bernadotte, duc de Ponte-Corvo, bientôt roi de Suède, Ney, bientôt duc d’Elchingen et, plus tard, prince de la Moskova, Lannes, duc de Montebello, Duroc, Grouchy. Il ne va pas tarder à faire de son frère Joseph un roi d’Espagne, de son frère Louis un roi de Hollande, et de son frère Jérôme un roi de Westphalie. Aux affaires, il s’entoure principalement de Talleyrand, ministre des Relations extérieures et prince de Bénévent, et de Fouché, ministre de la Police et duc d’Otrante.
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Officiellement, Bonape célébrait son premier milliard.
C’était la fête, ça s’entendait de loin et les passants dans la rue levaient la tête en pensant qu’il y en avait sur terre qui ne s’embêtaient pas.
La grande salle à manger carrée et ripolinée de frais du restaurant Chez Latuile, au coin des rues Montorgueil et Saint-Sauveur, crépitait de tous ses tubes de néon. Des guirlandes multicolores qui s’entrecroisaient sur les têtes étaient là pour prouver qu’on avait mis les petits plats dans les grands et on sentait qu’il n’allait pas tarder à y avoir du confetti dans l’air, des faux nez par-dessus les vrais et de la farce-attrape comme pour une vraie noce.
Depuis dix minutes, les serveurs, moites et rubiconds, avaient accéléré le service et valsaient à qui mieux mieux autour de la gigantesque table en U au centre de laquelle, triomphant et serein, trônait Léon Bonape en smok’ à paillettes, une rose rouge à la boutonnière et une bagouse de trente-six chandelles à l’auriculaire.
Malgré le crissement des mandibules voisines, Léon s’adressa par-dessus la table fleurie d’œillets à la superbe liane à la peau cognac clair et aux yeux pervenche qui bâfrait en face de lui.
« C’est-y pas beau, ma Josée ? » lança-t-il en montrant la compagnie, une trentaine de mirontons à rouflaquettes, parés comme pour la vitrine, et de minettes, en fringues de gala, qui roucoulaient la bouche pleine.
La belle créole eut un regard filtrant qui passa sous ses paupières mauves. Elle répondit d’une voix chantante comme une canne à sucre au souffle des tropiques :
« Mon Beau Léon, y a qu’toi pou’ organiser des fiestas v’aiment comaques. V’ai, on se c’oi’ait au Pa’adis ! »
Un éclair impérieux passa dans le regard noir de Beau Léon. Il retira sa main gauche qu’il avait placée dans son gilet anthracite, juste au-dessus de la serviette et, d’un geste brusque, rejeta en arrière la courte mèche qui tombait sur son front :
« Tu penses, ma Josée. Le premier milliard, c’était l’occase ou jamais de rincer la famille ! »
Sa tête fit le tour de la salle, et il haussa les épaules en signe d’évidence :
« Même si elle vaut pas cher. Même si elle se contente de claquer mon pognon. »
Il montra ses mains :
« Celui que je gagne avec ça !
— Avec ton ce’veau, mon Beau Léon, minauda, flatteuse, la panthère de Caf’Conc’.
— Mettons avec mon cerveau et mes paluches », concéda le Beau Léon qui se souvint qu’elles avaient descendu quatre bonshommes en moins de vingt-quatre heures.
Il ajouta, sentencieux :
« Parce que, les idées, si t’as pas des tatanes pour les imprimer sur les fesses des autres, c’est tout juste bon pour remplir les montgolfières. »
Il se reprit, car il avait le cœur à l’attendrissement, et désigna des dîneurs et les dîneuses qui l’entouraient :
« N’empêche ! Regarde Lucien, Joseph, Louis, Jérôme, Caroline, Pauline, Élise, sans compter ma modeste pomme, on fait plus tellement pitié ! »
Il soupira :
« Ah ! Si Papa nous voyait ! Il en ferait une drôle de tronche, lui qu’a jamais eu un picaillon devant l’autre. »
Le côté soutien de famille de son bonhomme avait le don d’exaspérer Josée. Elle se savait haïe de tous ces minables. Elle avala sa fourchette à épinards et se ferma comme une orchidée mal arrosée.
Beau Léon sentit la nuance. Il n’était pas pingre. Il vida son chambertin et corrigea amoureusement le tir :
« T’en fais pas, ma poulette, ils te valent pas, tous tant qu’ils sont ! »
Il laissa passer un temps et prit une résolution admirable :
« Ton vison, tu l’auras, et pas plus tard que demain. »
Josée marqua une sorte de frémissement voluptueux. Le garde-manger exotique qui lui servait de galurin manqua de chuter dans l’assiette à dindon, et la moustiquaire qui voilait – à peine – ses seins admirables se tendit à la limite de la rupture :
« C’est pas v’ai, mon Beau Léon ? »
Il devint solennel et, du menton, désigna la vieille dame blafarde qui sommeillait à sa droite, le bas du visage logé dans la poitrine :
« J’te l’jure sur la tête à la Mama ! »
Se croyant appelée, celle-ci se réveilla à moitié :
« Qu’est-ce qu’on lui veut, à la Mama ? »
Le Beau Léon répondit d’une voix douce :
« Rien, la Mama ! J’veux que tu t’sentes bien !
— J’peux pas être mieux, fils, non, j’peux pas ! »
Elle s’expliqua :
« Mais j’crois que j’ai un peu trop forcé sur les petits pois surfins… »
Veuve de mécanicien, elle trouva la note juste :
« J’ai comme un roulement à billes dans l’œsophage ! »
Elle ajouta :
« Faudrait huiler ! »
Elle avala un plein verre de Périer et se rendormit en murmurant d’une voix pâteuse :
« J’me suis jamais sentie si bien nourrie ! Pourvu que ça dure !
— Y a pas de raison pour que ça dure pas », jeta nerveusement le Beau Léon et, pour effacer cette mauvaise impression, il en revint à la conversation précédente :
« Et blanc si tu veux, ton vison : doublé pleine soie ! Vont toutes en crever de jalousie ! Surtout la Mère Langlois. »
L’idée d’emmerder la Mère Langlois mit le comble au ravissement de Josée. Elle se cambra comme si elle voulait faire passer le diable dans les yeux d’un évêque et adressa à son Jules un sourire capable de mettre le feu à une voiture de pompiers :
« Mon Beau Léon, t’es v’aiment le plus beau, l’plus malin et le plus fo’tiche. J’t’aime et j’en connais qui vont souff’i’. »
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Elle l’avait rencontré quelques mois plus tôt aux Sexy-Folies, dans le bureau directorial de cette vieille canaille de Paul Barrat, dont elle était à la fois la vedette, la maîtresse et la pourvoyeuse. Pas regardant pour un kopek, celui-ci avait laissé faire quand il avait remarqué la manière provinciale dont ce rustaud de Bonape avait louché sur les grâces Pompadour de sa protégée.
Mais il n’avait rien fait non plus pour que celui-ci la lui barbotât jusqu’au jour où s’était nouée par miracle la fameuse histoire des deux cents tonnes de crustacés ritals. Comme Bonape hésitait encore à se décider et que Barrat avait absolument besoin de lui, l’imprésario avait coincé sa vamp café crème entre deux tableaux vivants et lui avait expliqué que si elle mettait le grappin sur Bonape au point de l’amener à se décider pour de bon, rapport au toutime italien, elle n’aurait pas à s’en repentir. Avec une certaine muflerie mélangée d’un reste de tendresse, il lui avait même fait valoir que le temps du « Si tu crois, fillette ! » commençait à se faire long pour elle et qu’elle avait intérêt à se trouver un paddock confortable avant que les turfistes cessassent de miser leurs économies sur une jument encore montable, mais quand même moins fraîche que le jour de sa première communion.
Josée, dont le blair était fin comme celui de toutes les filles des Îles, avait senti le vent tourner. Deux ou trois appels du pied, quelques sourires silencieux et complices exprimés la bouche entrouverte et les lèvres numides, plusieurs danses lascives mettant en valeur la belle houle des hanches, un plongeon furieux dans un plumard à baldaquin, et un certain nombre de figures amoureuses non encore tombées dans le commerce, avaient affolé Léon Bonape, plus accoutumé à surveiller le cours du hareng Baltique qu’à mettre les fanfreluches et les froufrous d’un côté, et la dame de l’autre.
Bref, de sa part à lui, le coup de foudre avait été total et définitif et, quand il levait le nez de ses livres de comptes, c’était pour imaginer des poses, des élans et des étreintes à faire exploser n’importe quelle culotte de peau. Elle s’était laissé faire sans passion, mais avec grâce, et s’était accommodée tant bien que mal de ce minotaure, tout en passant la moitié de sa journée chez sa couturière et l’autre moitié dans les garçonnières des minets coquins qu’elle avait toujours eu pour habitude de garder en réserve. Mais fallait avouer qu’avec le coup du vison blanc doublé pleine soie, Bonape venait de marquer un fameux point.
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« Moi, j’vais vous dire.., mais fau… fau… faudra pas m’… m’cha… charrier. Avec la bi… la bigorne qui s’annonce, ma devise, c’est : « Pour vi… vivre « heureux, vi… vivons casqués ! »
En bout de table, une dizaine de poids lourds dont le baraquage mérovingien faisait éclater les coutures se tapèrent bruyamment sur les cuisses.
Car, outre sa famille, Bonape, en chef d’entreprise autoritaire, mais resté très simple, n’avait pas hésité à convier à ces agapes tout son personnel, à commencer par les chauffeurs de ses camions frigos.
Celui qui tenait le crachoir avec autant de brio, c’était le gars Pierrot Cambron, dit La Réplique, un Nantais d’autant plus célèbre par son esprit de repartie qu’il était bègue comme une poule qui n’arrive pas à pondre.
Heureux de son effet, Cambron reprit :
« J’vous l’répète, m… m… misère à ceux d’entre nous qui prendront la route sans clefs à m… m… molette, parce que avis qu’a… qu’avec les mecs à Langlois, ça va m… m… mal aller ! »
Cette fois, graves, les autres opinèrent du bonnet.
Une voix tonna :
« Eh pen, on leur rendrera tans le pide ! »
C’était Michel Delquingue, dit le Rouquin, une tête carrée qui parlait avec un fort accent germanique.
Les yeux de Delquingue roulèrent comme une roulette ayant perdu son tapis vert et il enchaîna :
« L’bère Ponabe, y beut gompter zur moi chusqu’à ma ternière coutte te raisiné ! »
Pierrot Cambron tenta d’intervenir :
« Moi, j’vous dis m… m… malheur à qui essaiera de… »
Il fut interrompu par un poing qui s’abattit sur la table et fit trembler la rangée de bouteilles vides :
« Dis donc, Le Rouquin, on sait que t’as l’habitude de foncer, mais n’oublie pas que t’es plutôt épais du côté cervelas… Alors, doucement les basses ! Faut d’abord réfléchir, sinon on sera marron ! Parce que les Langlois, c’est pas du poudingue ! »
L’espèce de grand escogriffe qui venait de corriger son copain, sitôt qu’il s’était tu, avait recommencé de se ronger les ongles avec frénésie.
C’était un nommé André Levagrame, dit Le Croqueur, le chef de garage de Bonape, un bon cœur, guère plus futé qu’un tas de briques ; mais imbattable côté maniement des paperasses.
Le Rouquin le toisa avec mépris :
« Toi, ta gueule ! T’es tout juste bon à signer les bons d’essence et viser les carnets de route, et à emmerder tout le monde à coups de tampons, seulement dès que t’as un quinze tonnes entre les jambes, y a plus personne, tu penses plus qu’à tes écritures ! »
Le visage du Croqueur s’empourpra. Il vida son gobelet de champ’ et s’apprêta à la riposte. Mais il ne put pas en placer une. La Gambette parla de sa voix froide, et celui-là, quand il l’ouvrait, tous les autres la fermaient.
« Oubliez pas qu’on est les invités du patron et que tant qu’il le restera, on aura intérêt à être corrects ! »
Il ajouta, car il craignait que ses paroles, mal interprétées, revinssent aux oreilles de Bonape :
« Et même après ! »
Les autres poussèrent un soupir de soulagement.
Parce que La Gambette – de son vrai nom Charles Bernardot, un Béarnais du plus beau gave – on pouvait dire ce qu’on voulait, c’était un vrai homme. D’abord – et rien que ça, ça le mettait à part dans la corporation – il vivait avec une ancienne poule à Bonape, une Toulousaine à peine majeure, que le patron avait levée, le temps d’un rigodon, au moment de la grève S. N. C. F. qui avait marqué le début de sa fortune.
Sûr de son autorité, La Gambette reprit :
« Parce que celui qui voudrait se moquer de Bonape, il aurait affaire à moi. »
Les autres chauffeurs, Eugène Mombel, dit Mon-Bel-Eugène, un ancien apprenti teinturier qui avait pris le goût de la violence, Géraud, dit Rock n’Roll, un mec de Pont-à-Mousson qui préférait la java à la sidérurgie, Louis Colin, dit « Coco », un ex-monte-en-l’air devenu le chauffeur personnel de Bonape, et Emmanuel Lagrouche, dit La Toquante parce qu’il n’avait aucun sens de l’exactitude, plongèrent le nez dans leur assiette de foie gras sans dire un mot.
Mais Le Rouquin en remit : du menton, il désigna les voisins immédiats de Bonape :
« … Si ch’aimais bas le badron, c’est bas à cause te m’sieur Choseph, te m’sieur Louis et t’m’sieur Chérôme, ces pédés, que ch’irais m’crever le c… seize heures bar jour zur tes tépartementales bas faites pour tes quinze tonnes frigos chargés te merlans à ras pord ! »
Il y eut un silence. Les neuf chauffeurs tournèrent tous la tête en direction de la table centrale. Le spectacle donné par les frères du patron n’était pas ragoûtant. L’air prétentieux, ils mangeaient leurs salades comme des fils d’archevêques obligés de partager leurs cacahuètes avec des chimpanzés.
« … faut… faut dire m… m… m… même qu’ils ont l’air d’avoir av… avalé leur pébroke ! jeta La Réplique de sa voix pointue.
— Hé là ! Ça suffit comme ça, les gars ! Occupez-vous de vos oignons et tortorez en silence. »
Du coup, ils se turent tous : d’un seul mot, le beau Bergue venait de faire taire la grogne. Le beau Bergue, dit Grand Louis, dit aussi Le Chargeur parce que, quand il dégainait, c’était plus fort que lui, il vidait le magasin de son arme avant de pouvoir rentrer le soufflant, c’était le chef du parc camions. Il était responsable du matériel et du personnel d’Aigle-Route. Déjà, ce n’était pas rien. Mais en plus – et ça se savait car il ne manquait pas de s’en vanter – il couchait depuis toujours avec mam’zelle Caroline, la sœur cadette de Léon Bonape. Et avec l’accord de celui-ci, en plus ! Ça lui donnait ses grandes et ses petites entrées dans la famille. Il ne se privait pas d’en profiter. Bref, le Grand Louis, c’était quelqu’un !
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On allait passer à la surprise du chef, lorsque Léon Bonape tapa sur son verre avec son couteau et se leva. Un silence absolu remplaça le brouhaha des conversations.
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À son habitude, il parla d’une voix sèche et saccadée, comme si sa pensée était trop rapide pour être enserrée dans des mots :
« Les gars, et vous, les petites, vous me connaissez, j’vais être bref ! J’vous ai dit avant le gueuleton qu’on était là pour fêter le premier milliard. C’était faux… »
Un mouvement général des têtes lui indiqua qu’il avait accroché. Il continua :
« C’qu’on fête là, tous ensemble, c’est les premiers vrais coups de filet. Ça me plaît d’avoir une nouvelle comme ça à vous annoncer. »
Il prit un temps. L’attention de l’assemblée redoubla :
« Vous savez bien qu’entre les Langlois – ces fumiers – et moi, c’est une lutte à mort. Moi, ça me fait mal d’aller acheter leur pêche, et eux, ils risquent la fracture du myocarde depuis qu’ils savent que j’ai mis la main sur Louis Crapette et Compagnie. Alors, voilà : jusqu’à aujourd’hui, on avait déjà le magasin et les camions frigos. Ça marchait pas mal. Mais il nous manquait le principal. Maintenant, on l’a et ça va marcher encore mieux. »
Saisie, une voix cria :
« Qu’est-ce que c’est, Patron ? »
Bonape mit la main sur sa poitrine, juste au-dessous de la tache rouge qui ornait sa boutonnière :
« Je vous annonce à tous que depuis ce matin quatre heures, on a aussi un navire pour pêcher. Un navire-usine ultra-moderne, le Cap-Trafalgar, capitaine Villeneuve, ça ne vous dit rien ? »
Les dîneurs frémirent. Il reprit :
« Le Cap-Trafalgar est fait pour nous sortir, chaque semaine, cent tonnes de poissons de la flotte, directement du producteur au consommateur. Il a appareillé hier soir au Havre pour sa première pêche. Il sera vendredi soir à Concarneau. Désormais, mes amis, ce seront nos poissons, nos poissons à nous, que nous vendrons rue Montorgueil. Et qui c’est qui va être emmouscaillé jusqu’à la bavette ? C’est les Langlois ! Les potes, on va faire fortune ensemble. La preuve, pour commencer, demain matin, je vous fais verser à chacun cent mille balles d’avance sur les bénéfices… »
Une rafale d’applaudissements l’interrompit. Il la calma d’un simple geste des mains :
« Alors, voici la manœuvre… »
Il se tourna vers son frère Joseph :
« Toi, Joseph, et pas plus tard que dans une heure, tu vas sauter dans ta tire et aller t’installer quinze jours à Saint-Jean-de-Luz. Comme ça, tous les soirs, tu pourras me téléphoner les cours locaux. »
Joseph aimait Saint-Germain-des-Prés. Il tenta de se rebiffer :
« Mais, Léon, tu sais bien que…
— Inutile de protester. T’as déjà ta chambre retenue à l’Hôtel d’Espagne, 24, rue de la Petite-Chistera, téléphone, le 22-38.
— Je te…
— Tout ce que je te d’mande, c’est de pas trop aller spieler au casino ! »
Joseph resta cloué sur sa chaise. Il savait qu’à moins de risquer une paire de baffes, il avait intérêt à ne pas continuer. D’ailleurs, Léon était passé au frère suivant :
« Toi, Louis, idem à Boulogne. T’as depuis ce matin une chambrette à l’Hôtel de Hollande, 47, avenue du Général-de-Gaulle, téléphone 14-18. »
Loulou ne parut pas particulièrement enthousiaste. Il jeta, maussade :
« J’aime pas l’nord. Il fait froid !
— Pas d’importance. Tout ce que je te demande, c’est de ne pas ronfler toute la journée. »
Louis prit un air résigné et choisit de ne rien dire.
Bonape poursuivit sa course. Il se tourna vers son plus jeune frère :
« Quant à toi, Jérôme, tu mets le cap demain sur Sarrebruck, direction Bahnhofshotel. J’ai payé deux mois d’avance. »
Jérôme se révolta :
« Dis donc, papa, t’y vas un peu fort. Sarrebruck, quand même, c’est pas un port de mer… »
Il se risqua même à une plaisanterie, car c’était lui le plus instruit :
« Ou alors, faut mettre Gallouedec et Maurette en cabane ! »
Léon ne comprit pas, mais le foudroya :
« Demain Sarrebruck, c’est mon dernier mot ! »
Puis il se radoucit :
« … Et faudra pas trop pinter dans les tavernes et pas trop sauter d’frauleins ! Tu comprends c’que j’veux dire, ou faut qu’j’explique devant tout le monde ? »
Jérôme prit un air innocent et se le tint pour dit. Bonape, la veille, à sa demande, avait payé trois ardoises : une première pour un bris de vaisselle d’une récente soûlographie à Pigalle ; une seconde pour un malheureux full aux valets par les huit qui s’était heurté à une couleur tirée à quatre cartes, et une troisième pour une petite bonne gironde qui s’était fait refiler un polichinelle dans le tiroir par l’incorrigible comique.
La corvée de famille terminée, Bonape s’adressa au bout de table des chauffeurs avec un plaisir évident :
« Quant à vous, mes cocos, ce soir, quartier libre et permission de la nuit. Filez-vous-en plein la tronche, buvez jusqu’à plus soif et b… si vous pouvez ! Mais demain, j’veux tous vous voir au garage à six heures pétantes. Motif du rassemblement : le plan de route. Vos huit camions, avec leur plein de glace et en parfait ordre de marche, doivent se pointer vendredi à dix-sept heures trente sur le quai Théodore-Botrel, à Concarneau, juste devant le siège social des Langlois… »
Grand Louis, Le Croqueur, La Gambette, Le Rouquin, Coco, Mon-Bel-Eugène, Rock n’Roll, La Toquante et La Réplique, fascinés par l’éloquence du patron, rectifièrent la position. Leurs regards furent là pour prouver qu’il n’y avait pas de casse-pipe auquel ils ne se rendraient pas pour faire plaisir à Beau Léon.
Spontanément, ils applaudirent.
Cette fois, Beau Léon laissa faire. Il attendit calmement que le silence revînt et jeta :
« Maintenant, passez une joyeuse soirée, c’est moi qui rince. Mais faut que j’m’en aille. J’ai du travail. »
Il recula sa chaise, contourna la table d’un pas rapide et gagna la porte.
Parvenu sur le seuil de celle-ci, il se retourna. Il avisa deux convives silencieux, un peu à l’écart, qui dînaient l’un à côté de l’autre :
« Monsieur Perrigaud, et toi Dutrante, rejoignez-moi dans dix minutes, j’ai des trucs à vous dire. »
Les deux hommes hochèrent la tête en silence.
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Quand Bonape fut sorti et que les conversations eurent repris leur cours, Maurice Perrigaud, le directeur commercial de Bonape, dit à Jo Dutrante, qui était le secrétaire particulier du patron :
« Rude entreprise que celle dans laquelle on se lance : les Langlois, c’est pas de la tarte ! »
Le masque de cire de Jo Dutrante opina :
« Rude entreprise, en effet ! »
Il ajouta, catégorique :
« Moins rude que la nôtre, peut-être ! »
M. Perrigaud plissa ses petits yeux malins et se contenta de sourire.
Puis il posa sa serviette sur la table et se leva. Suivi de Jo Dutrante, raide comme une momie, il gagna la porte en boitillant.